Mercredi 13 mars

Posted By: Gabriel Feret In: Journal d'un libraire On: jeudi, mars 14, 2024 Hit: 17
Je pars pour S à 11h. P m’attend devant le garage de l’hôtel où il travaille et je peux y garer le fourgon. Nous déjeunons dans un restaurant Thaï du quartier de la gare. Je sens que je viens d’une contrée reculée, d’un autre temps, peut-être pas même le mien, d’autant plus que P me parle des réseaux sociaux, de la photographie et du tourisme de masse local, tout ce que je fuis. Mais j’ai plaisir à revoir P, sa candeur qui m’a peu - mais parfois - révélé ses angoisses et son entretien avec la mort. Toutefois, sa conversation en est teintée et je peux, sinon l’aimer (mais presque, que manque t-il ?) avoir un élan emphatique envers lui. Je quitte le garage peinturluré de street art pour G, un lieu plus proche de ce que je connais, trop paisible, rancunier pour le monde que je viens de quitter. J’ai beaucoup de mal à trouver l’adresse que m’a donné madame O, naturellement puisque je cherche un numéro 36 qui n’existe pas alors que madame O habite le numéro 13. Dans le salon trône un piano à queue. Madame O me dit que son mari a joué tous les jours jusqu’à la fin. Son mari aurait pu être concertiste, mais il a abandonné ce projet à l’âge de 18 ans, il a fait sa philosophie, a été l’élève de Jacques Derrida et a enseigné toute sa vie en lycée, bien qu’on lui ait proposé un poste universitaire. Madame O m’avait prévenu : les enfants de son mari, qui ne sont pas les siens, avait déjà fait leur choix dans les livres. Mais je trouve quand même quelques exemplaires, la seconde édition du Rivage des Syrtes que José Corti a publié en grand papier après le refus de Julien Gracq du prix Goncourt, des Mazenod un peu recherchés sur l’Art africain, l’Art océanien… Je trouve aussi d’autres livres qui m’intéressent, Bruno Latour, Jacques Bouveresse, Antonin Artaud… Madame O est peintre. Certaines toiles qu’elle a composées décorent les murs, dont celle que lui a acheté son mari lorsqu’ils se sont rencontrés. Je sors les cartons sur le perron afin de ne pas salir la maison, car la cour est pleine de boue. Avant de partir, madame O me demande mon avis sur un brocanteur qui lui a proposé un bon prix sur un meuble et s’est rétracté. Il est venu faire sa visite en Jaguar, me dit-elle. La route est longue avant de revenir à mon lieu de retraite. Je balade avec M impatiente de sortir et manifestement heureuse de me voir. J’emballe mes quelques colis et travaille jusque tard le soir. J’ai saisi dans la soirée quelques livres de Jacques Derrida que PM m’a confiés et qui atteignent des prix exorbitants sur internet.