L'aquarium

Posted By: Gabriel Feret In: Vie de la Librairie On: vendredi, février 20, 2015 Hit: 880

"TABAC. - Brouillard phosphorescent. Je lis dans la fumée rose la B-A BA de la divination." 

Louis Calaferte. Droguerie du Ciel

 

Julie en promenade avec Lucien et Maidi

 

 

La boutique, comme il l'appelle toujours, ressemblait à un aquarium de fumée. Je me demande comment les clients pouvaient oser entrer, et Philippe disait toujours que si vraiment ils voulaient pousser la porte, ils le feraient, ça devait être l'appel des livres. Il fumait son paquet de JPS par jour et à l'époque, je devais fumer déjà deux fois plus. De temps en temps, il ouvrait la porte pour aérer - même en plein hiver - ce qui produisait immanquablement les plaintes du client qui se trouvait dans le brouillard à ce moment, alors Philippe se résignait et la porte claquait brutalement, parce qu'il ne s'était jamais résolu à faire réparer ou régler le groom mécanique.

Quand je tenais la boutique, j'avais souvent du mal à lire, distrait par l'entrée d'un client ou tout simplement parce que je m'ennuyais. Et cet ennui écrasait toute volonté. Seules les nombreuses cigarettes brûlaient le temps. Les cigarettes et les parties de réussite sur le macintosh qui siégeait sur le bureau. Cet ordinateur ne servait qu'aux parties de réussite. Philippe avait joué un nombre incalculable de parties sur ce vieux mac. C'était avant qu'il se décide à numériser son stock, en vue de vendre ses livres sur internet. Alors moi aussi, je jouais. Je me sentais bien inutile. Je m'en voulais même un peu d'être payé à jouer comme ça, et à ne même pas lire ! D'autant plus que la moitié de mon salaire se métamorphosait en livres. 

Dans ce même bureau se trouvaient des rangées de tiroirs. L'un était déglingué. L'un contenait des papiers administratifs, des factures sous enveloppes qui n'étaient pas décachetées, l'un était rempli à ras-bord de bergamotes et de buchettes de sucre, puisque Philippe a la manie de toutes les garder. Et de stocker. Après chaque café qu'il boit au bistrot du coin, à toute heure de la journée. Le dernier tiroir contenait la caisse que je vidais chaque soir, parfois à peine quelques francs, et je crois bien que c'est dans celui-là que je notais mes acquistions, afin que Philippe puisse suivre ses stocks. 

J'allumais une cigarette. Je faisais une ou deux réussites, au niveau deux ou trois, pas plus. J'allumais une cigarette et je passais des heures à parcourir les rayons et à feuilleter les livres. Combien n'en ai-je pas lu ? Je ne sais pas, des dizaines. Mes envies de les prendre et de les emmener surpassait de loin ma capacité à les lire. Mais le cahier se remplissait rapidement de lignes suivies d'un prix, d'une somme. Mes poumons. Sans arrêt. Les cigarettes étaient les seules à suivre mes envies, en somme, et bien au delà de ces dernières. 

La boutique ressemblait à un aquarium, caché dans une ruelle. Souvent, je me disais que de l'extérieur, quand quelqu'un s'arrêtait devant la vitrine, cette personne eut pu me comparer à un poisson nageant dans sa fumée, tournant en rond autour des parois de livres, dans un sens et dans l'autre, puis s'immobilisant un moment devant l'écran du mac en bullant, avec un air de décérébré.

 

Aujourd'hui, je ne fume plus. Je me suis décidé. Et pourtant, ô combien j'ai aimé mes cigarettes ! Et ô combien je les ai haïes et je me suis haï moi-même de les aimer. Combien de fois de fois, tout comme le Zeno d'Italo Svevo ai-je fumé ma dernière cigarette ?

J'aimais ce temps de la fumée, ce temps qui accompagne chaque instant, au point que ces instants se répètent un nombre incalculable de fois dans la journée, au prix de ma santé, de l'inquiétude de mes proches, de ma liberté... Et pourtant, toutes ces raisons ne pouvaient être assez puissantes pour me résoudre. Et s'il y en avait une qui a fait prendre sens, finalement, à toutes ces autres raisons, c'est peut-être que la fumée avait remplacé les livres. Etrangement, le temps de la lecture, le temps accordé aux mots et aux idées était désormais celui que je consacrais à fumer. Je brûlais du papier et du tabac, je n'avalais plus les pages, tout comme, dans la boutique, je commençais déjà à consacrer plus de temps au tabac qu'aux livres. Tout comme le personnage de Paul Auster de Smoke qui "fuma, (il) fuma si bien qu’à la fin, il fuma son livre ", le manuscrit étant le seul papier dont ce dernier pouvait disposer pour fumer son tabac. Fumer était devenu ma vie, et en prenait tout l'espace, jusqu'à tuer ce à quoi, jeune adulte, j'avais voulu consacrer cette vie. 


L'ancienne boutique de Philippe a disparu. Elle fut un temps transformée en distributeur de billets de banque, puis en snack. Aujourd'hui, elle est inoccupée. Philippe a depuis longtemps déménagé ses livres dans une autre boutique plus spacieuse et sans fumée. Comme souvent, en ancien fumeur, il est assez sévère avec le tabac, même s'il le tolère. Parfois, je repasse devant cette boutique et je repense à ces moments, où je nageais béatement dans mon aquarium. Dans la fumée et dans les livres, que pouvais-je rêver de mieux ? Aujourd'hui, je cherche des moyens de tuer l'envie, qui revient parfois fort, en grandes pompes, me frapper la tête. Alors je lis. J'écris. Je travaille. Pourrais-je dire que tout cela me fait oublier le temps de la fumée ? Non, ce serait parfaitement faux et écrire ressemble même parfois à une nécessité de substitut. Mais au fond, je suis heureux. Heureux de pouvoir me promener, sans être ésoufflé, heureux de récupérer le temps de voir, de dire et d'écouter, fier d'avoir mué la fumée en papier imprimé.