Famille G.

Posted By: Gabriel Feret In: Vie de la Librairie On: mercredi, décembre 14, 2016 Hit: 1184

Il y a quelques jours, je travaillais devant mon ordinateur au bureau de la Vallée. C'était le milieu de l'après-midi et il faisait déjà sombre. Maïdi, ma petite chienne, me demandait ponctuellement l'ouverture de la porte, puis elle demandait à rentrer, puis à sortir, elle allait inspecter la couche de feuilles mortes au pied du cerisier dépouillé, revenait déranger Lucius qui dormait, calé contre un accoudoir du canapé. Bientôt la Saint Nicolas et j'en aurai terminé des déballages pour cette année. Il y a encore cinq ou six ans, je voyais arriver l'hiver avec crainte. Maintenant, j'ai pris le parti de travailler au chaud durant l'hiver et de ne reprendre mes activités extérieures qu'au mois de mars. 

L'hiver est une longue nuit dans l'année, un grand rêve que seule une lampe de chevet me permet de regarder. Les jours passent et se ressemblent, les nuits surtout. Je me lève tard, je me couche au milieu de la nuit. Quand, au bout de la torpeur, les jours s'allongent, la mélancolie et l'ennui me gagnent, il est temps de sortir à nouveau. Plus tard, au printemps, je me souviendrai de ce rêve tout en solitude avec le sentiment que l'on éprouve devant un tableau de Georges de la Tour. Un clair-obscur, un visage saisi par une chandelle dans la pénombre me conduira à me demander si ces corps ont été en vie, si le mien n'était pas  qu'un porteur de ce songe. 

Je travaillais devant mon ordinateur et mon ami Philippe m'a appelé. Il se trouvait chez des gens qui possédaient beaucoup de livres. En plus, je les connaissais, c'était, je devais m'ne douter, Benoît G. et son frère. Je demandais tout de suite si madame G. était décédée. Il répondit que oui, ils ont besoin d'être débarrassés. Et vite, apparemment. Philippe m'a donné les numéros de chacun des frères puis il a raccroché. 

Dans mon souvenir, madame G. était une petite femme volontaire, au caractère direct et vif. Elle avait étudié à l'université de Strasbourg dans sa jeunesse et y avait suivi les cours de Paul Ricœur. Quand j'avais tenté de redevenir un étudiant, elle avait été à l'initiative d'un colloque sur l'œuvre du philosophe. Je me souviens que les étudiants étaient peu intéressés. Nombreux étaient ceux qui n'avaient pas lu Ricœur. Pour ma part, j'avais à peine mis le nez dans De l'interprétation, l'essai qui traite de l'œuvre de Freud et de la psychanalyse. Ricœur avait préparé cette étude en lisant l'intégralité de l'œuvre de Freud en allemand. Je connaissais la traduction des Ideen de Husserl, Idées directrices pour une philosophie, que le philosophe avait travaillée en détention au stalag en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale. Je connaissais quelques-unes de ses idées politiques maitresses  à propos de l'importance qu'il accordait à l'institution. C'était bien toute l'étendue de mes connaissances et je ne les avais pas beaucoup déployées depuis. 

C'est amusant. La veille, j'avais ressorti mes propres livres. Depuis l'arrivée dans la Vallée, ils étaient restés dans leurs cartons. En permanence je suis entouré de livres qui ne seront bientôt plus à moi, je brasse, je trie, j'accumule, j'entasse, j'empile tous ces livres. La mention « en vente » est un statut particulier : ces livres sont les miens jusqu'à ce qu'ils trouvent preneur, à moi sans l'être, puisqu'ils n'accompagnent pas le fil de mon existence, pas comme ceux, enfermés au fond d'une pièce, que j'avais laissés là comme témoins de ma vie de lecteur. Beaucoup de libraires n'ont pas de bibliothèque propre. Philippe fonctionne de cette manière. Il dit que sa bibliothèque est vivante, les livres circulent, ils partent, ils reviennent, ils restent longtemps ou bien font une apparition rapide pour repartir aussitôt. 

C'est amusant, de ces cartons, j'avais sorti des livres de Paul Ricœur, j'avais mis de côté un livre de M. Foucault, un autre sur l'histoire de la psychiatrie et je pensais à les placer en tête de pile, dans les lectures à venir.  

Philippe a raccroché après m'avoir donné le numéro des frères G. Monsieur G., le père, était professeur de lettres, Madame G. professeure de philosophie, les fils eux-mêmes étaient devenus professeurs. Je me souvenais d'eux entrant dans l'enceinte de l'université, accompagnant leurs parents, puis les parents avaient accompagné leurs fils, puis madame G. seule, madame G. qui se déplaçait de plus en plus lentement derrière eux ou au bras de son plus jeune fils, le seul aujourd'hui à pénétrer encore quelques heures par semaine sur le campus.

A la fin du colloque Ricœur avait été organisée une table ronde. Professeurs et étudiants étaient peu enthousiastes. Nous avions raclé nos pieds sur les marches des escaliers de ce bâtiment d'architecture soviétique jusqu'au dernier étage. Nous avions transformé la salle de cours traditionnelle, le professeur face aux étudiants, en plaçant les tables et les chaises en cercle. Oui, puisque nous, les étudiants, aurions quelque chose à dire, c'était attendu. Mais le débat ne démarrait pas. Madame G. demeurait la seule personne alerte, traversée par la lumière de la philosophie. Elle se tourna vers moi : 

  • Vous. Vous m'avez dit ce matin que vous aviez lu De l'interprétation, alors qu'est-ce que vous en avez pensé ?

Tous les regards des étudiants se dirigèrent vers moi, aussi scrutateurs que rassurés. Je bafouillai une réponse, je n'avais lu que des passages, je ne saurais pas en parler. Madame G. insistait du regard dans ma direction comme pour m'engager à vaincre la timidité qu'elle confondait avec mon ignorance. Toutes ces paires d'yeux me dévisageaient. C'est alors que de manière prodigieuse je fus secouru par la tirade d'un étudiant. Il s'engagea dans un monologue interminable qui réussit à dissiper le malaise, à partir des interventions des professeurs qui avaient eu lieu le matin même. Un vrai talent d'interprétation. Un vrai philosophe. Contrairement à moi, ce garçon avait tout pour réussir. C'est sûr, je peux me moquer aujourd'hui, mais j'étais incapable d'une telle improvisation. Madame G. se taisait, écoutait poliment l'étudiant. Elle reprit heureusement son statut de professeur – émérite, qui plus est – pour corriger les approximations. 

Je repense parfois à ce moment de solitude, quand une situation similaire se présente, qui traduit merveilleusement mon manque de culture. 

Philippe a raccroché après m'avoir donné le numéro des frères G. J'avais justement prévu un déplacement près de chez eux quelques jours plus tard, pour aller voir des amis. J'ai ouvert la porte à Maïdi, la petite chienne, elle est sortie et j'ai appelé Benoît G. Je lui ai rappelé immédiatement que j'avais été son étudiant. Courtois, sympathique, comme à son habitude, il m'a dit qu'il avait eu beaucoup d'étudiants, que mon nom lui disait vaguement quelque chose. Nous avons convenu d'un rendez-vous. 

Monsieur G. était un professeur apprécié des étudiants. Du moins, pour ma part, je l'appréciais. Il était vu comme quelqu'un de cultivé, mais, peut-être, un peu brouillon, effet probable de sa frivolité. Durant mes aventures estudiantines, j'avais pu suivre avec lui un cours d'initiation à la philosophie antique. L'un de ces cours avait eu lieu le jour de la mort de Jacques Derrida. Monsieur G. était apparu triste et grave, attitude plus marquée que d'habitude, puisqu'il avait souvent les traits tirés et absents. Ce jour-là, il avait décliné dans tous les sens une sentence de Derrida, parue quelques jours avant la mort de ce dernier dans le journal Le Monde : à peine dix, quinze ou vingt personnes dans le monde avaient compris sa philosophie. Dépité, se sentant sans doute concerné par l'invective posthume, monsieur G. avait parcouru les allées de la salle en soliloquant, une partie des étudiants certainement heureux d'échapper à Platon ou Héraclite et l'autre, agacée de ne pas avancer dans le cours. « Ne vous inquiétez pas pour l'évaluation » disait alors monsieur G. « vous me produirez un petit propos et ce sera très bien. » Il faisait partie de cette génération pour qui la présence aux cours importait davantage que les partiels. La présence suffisait à la validation de l'acquis, et pour le reste de la note, nous la devions peut-être à notre talent davantage qu'à notre rigueur.

Quelques années plus tard, lors de l'évaluation pour un autre cours à propos de la notion d'Art, il nous laissa seuls dans la salle pendant la durée du travail. Il partit fumer ses cigarettes à filtre blanc dans les couloirs,  bavarda avec des étudiants ou d'autres professeurs. Monsieur G. était ici comme chez lui. Il aimait la compagnie des étudiants, avec qui il entretenait des conversations interminables en partageant des cigarettes et des verres. Il passait des heures dans les cafés à parler de livres, à boire et à fumer,  jusqu'au bout de la nuit. On le trouvait parfois en ville au petit matin, tenant formidablement, tel le Socrate du Banquet

Il passait des heures dans le café le plus proche de l'université, en bord de rivière, exigu et réputé peu cher, où les étudiants côtoyaient les travailleurs pauvres du quartier. C'est dans ce café que monsieur G. m'a donné rendez-vous. L'appartement de madame G. se trouvait là, à deux pas. J'ai alors compris que la famille G. vivait dans un petit territoire, l'appartement et ses livres, l'université, le café. 

Il a dit qu'il me reconnaissait. J'en doute, mais, après tout, c'est lui qui me fit signe le premier. Dans son costume noir, son chapeau trainant sur le guéridon, il avait toujours cette attitude fatiguée, tombante. Je lui trouvais pourtant meilleure mine que la dernière fois que je l'avais vu, attablé devant un litre de bière. Il voulut boire un verre. Toujours courtois et empathique, il m'a demandé tout de suite que l'on se tutoyât. J'ai pris des nouvelles d'anciens professeurs, d'anciens étudiants. Les premiers étaient tous partis à la retraite ou presque, les autres travaillaient, certains achevaient leur thèse. Monsieur G. en suivait encore quelques-unes. Lui-même ne travaillait plus, pour souci de santé. L'année prochaine, il serait à la retraite également. Ça sentait la fin et avec lui, la fin du département de philosophie, qu'il avait cofondé. Il a parlé des livres de sa mère, sans émotion, a vidé son verre et nous sommes monté dans l'appartement. Son frère nous y attendait, accompagné d'amis. J'ai fait le tour des pièces, qui se succédaient. De la fenêtre du bureau, on apercevait quelques bâtiments du campus. J'ai fait mon métier, proposé mon tarif, l'affaire fut assez vite conclue. Le frère G. désespérait un peu de voir tous ces livres disparaître, mais ils ne pouvaient pas tout garder, ce n'était pas possible. J'ai signalé que j'avais connu madame G., que j'avais suivi un colloque sur Paul Ricœur organisée par elle, que j'avais un bon souvenir. « Ah ! Me dit monsieur G., les livres de Ricœur , ne comptez pas dessus, nous les avons gardés ! » Et il a voulu aller boire un verre pour conclure l'accord. 

J'aurais pu leur en dire davantage sur leur enseignement. J'aurais pu leur dire comme cette époque avait compté pour moi, non d'abord pour ce que j'avais appris d'eux, mais par ce que j'avais vécu. J'avais rencontré de bons amis, j'avais séché des cours, je n'avais pas rendu mes travaux à temps ou je ne les avais pas rendu, j'avais lancé des blagues en cours, déserté des partiels, demandé des délais, tout ce que je n'avais pas eu loisir de faire quand j'en avais eu l'âge, tétanisé par une angoisse maladive. En quelques mois, un monde s'était ouvert à moi, un monde de lecture inépuisable. Chaque cours était marqué par des conseils qui en appelaient d'autres, et d'autres encore et déroulait ainsi un espace infini. J'admirais ces professeurs, j'admirais leurs connaissances, leur verve ou la manière dont ils pouvaient évoquer un nom, un concept, quand on soulevait un problème. Leur rang, aussi. J'admirais leur rang avec un excès de respect, qui n'était pas même attendu. J'avais du mal à tutoyer monsieur G., je ne pouvais pas improviser sur Paul Ricœur ou sur le testament de Derrida. Pour moi, c'était aux professeurs de nous enseigner cette philosophie, je n'avais rien d'intéressant à dire sur le sujet. Mais c'est idiot. Ces professeurs tenaient à échanger avec les étudiants, ils tenaient à apprendre d'eux comme nous apprenions. Ils tenaient à faire circuler les idées, les tenir en vie, tout comme les livres d'une bibliothèque.

Une semaine après cette nouvelle rencontre avec monsieur G., je finis de vider les rayonnages de la bibliothèque de ses parents, aidé d'amis, qu'en majorité, j'avais rencontré à l'université et qui avaient aussi suivi quelques-uns de ses cours. Je quittai donc l'appartement en les invitant à boire un verre dans le même café,  tellement petit que nous avons choisi une table dehors. Il faisait déjà froid, nous étions à peine réchauffés par les radiateurs extérieurs. Nous parlions de politique, des initiatives de la ville pour les fêtes de fin d'année. Quelques instants plus tard, monsieur G. nous a rejoints, accompagné d'une femme, qui m apprit plus tard qu'elle était son ex-femme, elle aussi professeur. Monsieur G. se joignit à la discussion politique, puis nous parlâmes, je ne sais plus comment, de livres. Il me dit qu'il était un imposteur. Il me dit qu'il n'avait jamais lu Hegel et d'autres incontournables références pour un agrégé en philosophie. Alors qu'il s'était absenté pour aller aux toilettes, son ex-femme nous raconta comment il avait obtenu l'oral de l'agrégation sur un coup de chance, en tombant sur un texte de Kant, dont il avait lu quelques lignes la veille. Quand il réapparut, je me moquai en le tutoyant. 

Quelques instants avant, Monsieur G. attendait que je lui rende les clés de l'appartement en lisant un vieux Paris Match assis devant la table du salon. Il fumait l'une de ses cigarettes à filtre blanc. Son chapeau était posé sur la table. Il portait le même costume que la semaine précédente. « Vous avez bientôt fini, lui dis-je. Votre frère m'a dit que vous deviez déménager une bonne partie dimanche...

  • Oui, c'est pour bientôt, confirma-t-il.
  • Ça fait combien de temps ? 
  • Trois mois, dit son ex-femme. 

Monsieur G. l'interrompit :

  • Oui, et tu ne t'imagines pas ce qu'on a sorti d'ici. Des déménageurs sont passés il y a un mois et ont passé trois jours à sortir des choses.
  • Oui, je vois, dis-je, dans ces cas-là, on a comme un sentiment d'absurdité.
  • C'est tout à fait vrai, dit-il.
  • En fait, continuai-je, la liberté, c'est d'avoir les moyens de ne rien avoir.
  • Tout à fait ! S'exclama-t-il.

Il baissa les yeux sur son Paris Match. Sa jambe droite était posée sur son genou gauche. 

  • Enfin, il faudrait quand même avoir cent livres.

Et il conclut :

  • Oui, cent livres, c'est bien. Descendez, on vous rejoint pour boire un verre. 


Les photographies sont de Julie Frigeni et lui appartiennent en propre.